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à TABLE ! Opus 2 : Dévoration

“c’est, plus qu’à une lecture, à une expérience que nous sommes conviés […]”
𝘾𝙝𝙧𝙞𝙨𝙩𝙞𝙖𝙣 𝘿𝙧𝙖𝙥𝙤𝙣

à TABLE! Opus 2 : Dévoration
mise en scène Agnès Bourgeois
production Terrain de Jeu en co-réalisation avec le Hublot et Anis Gras

Réitérée d’une douce voix maternelle l’invite : « à table ! » frappe les trois coups. Mais elle nous convie, cette fois, à un festin de viandes animales et de fragments de corps humain offerts à la voracité d’une troupe de satyres demi-nus aux pattes velues.

Spectateurs cultivés, instruits de la différence du cru et du cuit, des tabous alimentaires, des bienséances, des manières de table et de ce qui sépare l’humain de l’animal, nous campons à la lisière du quatrième mur comme au bord de l’interdit: à la fois en terre étrangère et en terrain connu ; entre l’irreprésentable de la scène primitive où le mythe situe l’origine même de la tragédie, et l’imaginaire des contes peuplés d’ogres et d’ogresses. Nous oscillons entre la jouissance nue des convives d’un sabbat selon Goya et l’agonie des naufragés anthropophages du Radeau de la Méduse saluant, de loin, le monde civilisé.

« Savez-vous bien ce que vous mangez là ? » Ce peut être la question d’Atrée à Thyeste ou de Titus Andronicus à Tamora, celle des Amazones à Penthésilée… Mais ici, la parole a peu de part. Borborygmes, craquements d’os, grognements, bruits de succion et de déglutition forment une matière sonore d’avant le langage articulé. Le traitement musical qui amplifie la manducation vorace et le parcours organique des nourritures décrit une intériorité avant toute psychologie. Si bien des œuvres, des récits et des images ont pu nourrir ce spectacle, la mise en scène n’en fait pas l’exégèse ou le commentaire. Des textes et des images, elle s’emploie à nous livrer d’abord un équivalent sensible. Car c’est, plus qu’à une lecture, à une expérience que nous sommes conviés. Une expérience qu’irisent, par instants, ironiquement, une page de Swift ou les couplets d’Il était un petit navire Nulle complaisance à l’horreur. Il y a, au contraire, quelque chose de jubilatoire dans ce spectacle à corps perdu qui semble se dérouler sous l’œil effaré du petit mousse dont la chanson conte le destin sacrificiel.

Christian Drapon